Depuis qu’elle s’était levée ce matin, elle n’avait pas quitté son téléphone portable un seul instant, l’emmenant partout avec elle… Même cette nuit il était resté à ses côtés, sur l’oreiller vide qui n’avait plus accueilli aucune tête depuis bien longtemps. Elle l’avait mis en mode silencieux, s’imaginant que s’il sonnait durant la nuit, elle serait réveillée par la lumière qui en émanerait. D’habitude, dès le saut du lit elle filait prendre sa douche, mais là elle n’avait pas pu ; s’il s’était mis à sonner, comment aurait-elle pu répondre ? Donc, elle avait fait les choses à l’envers : d’abord son lit, puis elle était allée aux toilettes. Elle avait retardé ce moment-là le plus possible, mais lorsque c’était devenu intenable, tant pis, elle l’avait pris avec elle. Bon tout de même elle l’avait retourné, on ne sait jamais, dès fois qu’il y aurait eu une caméra à l’intérieur et qu’au moment où il aurait sonné, son interlocuteur l’aurait vue dans une position bien inconfortable pour elle. C’est qu’elle n’y connaissait pas grand-chose à la technique, enfin un peu quand même ! La technique, comme elle disait, lui avait permis de rencontrer, via internet, l’homme avec lequel elle avait dîné la veille au soir. Lorsqu’elle repensait à ses débuts avec un ordinateur, elle ne pouvait s’empêcher de sourire devant ses maladresses de débutante ; d’ailleurs lors du repas avec Jean-Claude, ils avaient bien ri tous les deux à se raconter leurs aventures « ordinatesques », comme ils s’étaient plu à les surnommer. Oui, tout s’était déroulé presque comme dans un conte de fée. Enfin il ne fallait tout de même pas exagérer. Il était certes, gentleman, mais lorsqu’un morceau de salade était resté coincé entre ses dents, elle l’avait trouvé beaucoup moins attirant. Et puis elle s’était trouvée sévère, et d’autant plus bête qu’en s’absentant pour aller aux toilettes – décidément c’était une manie chez elle – elle avait constaté qu’elle aussi avait un morceau de salade coincé entre ses propres dents ! En regagnant la table, tous les deux étaient fort gênés – lui aussi s’était rendu compte de l’indésirable, car ses dents affichaient un sourire nettoyé –, chacun sachant que l’autre savait que, etc. etc. Enfin, à part cet incident, tout s’était agréablement déroulé. Alors, pourquoi ce sentiment d’inquiétude qui la rongeait depuis qu’ils s’étaient quittés la veille au soir, après une soirée qui avait été pourtant des plus agréables ?
Ils s’étaient rencontrés sur un forum intitulé : « C’est pas parce qu’on est à la retraite, qu’on doit nous traiter comme des vieux !» Au moins en allant sur un tel forum chacun était presque assuré d’y rencontrer des personnes avec un certain degré d’humour. Au bout de plusieurs mois ils s’étaient échangés leur mail personnel afin de discuter « en toute intimité ». Cela avait bien duré encore quelques mois, jusqu’au moment où ils s’étaient aperçu qu’ils ne vivaient pas si éloignés l’un de l’autre, et donc le fatidique « on dîne ensemble ? » était tombé. Et voilà, maintenant elle en était à attendre un appel téléphonique qui ne venait pas et à se dire qu’elle était bien trop vieille pour intéresser un homme, que forcément de l’avoir vue avec ses rides et ce corps qui n’était plus jeune du tout, ça l’avait fait fuir… En même temps, lui, il n’était pas tout jeune non plus… Bon au moins, tous ces mois auront égayé sa solitude, ce n’était déjà pas si mal. Elle se prépara son petit déjeuner et remplit d’eau frémissante un grand bol dans lequel elle mit un sachet de thé. Au même moment son téléphone portable sonna ! Par elle ne sait quel mouvement maladroit, celui-ci atterrit dans le bol et un énorme « plouf » se mélangea à un bruit qui s’apparentait à un étrange gargarisme, puis, plus rien ! Elle eut beau renverser l’eau dans l’évier, récupérer le malheureux objet, l’envelopper dans une tonne de papier abordant, le secouer, celui-ci resta muet, l’écran aussi noir qu’un trou sans fond ! Quelle gourde ! Elle ne saurait jamais ce qu’il avait voulu lui dire. Il croirait qu’elle ne voulait pas répondre. Dépitée elle alla cette fois prendre sa douche ! Une heure s’écoula où elle ne fit pas grand-chose d’autre que de consulter sa boîte mails qui ne lui renvoyait que l’écho d’une boîte vide…
Et puis soudain, la sonnette de sa porte d’entrée retentit. Elle ouvrit, fébrile. Un homme lui déposa un énorme bouquet dans les bras et partit avant qu’elle n’ait pu prononcer un mot. Elle entendit simplement un « ‘ne journée d’me »… Bêtement elle tenta de le rattraper comme s’il détenait la solution à ses pensées désordonnées, et devant le ridicule de la situation regagna bien vite son appartement. Une enveloppe était agrafée au papier protégeant les fleurs.
« Et si on renouvelait cette soirée ? Et cette fois on ne prendra pas de salade… Avec toute mon affection ».
Elle éclata alors d’un rire joyeux, soulagée, heureuse… Après les aventures « ordinatesques », il y aurait les aventures « téléphonesques »…
Texte © Marie-Laure Bigand
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