L’instant d’avant j’étais vivant, et
puis…
C’est au moment où je me décidais à
t’écrire enfin cette lettre pour t’avouer mes sentiments que tout a basculé.
Était-ce parce que j’étais trop
concentré sur les mots que j’allais t’écrire, la tête dans les nuages, que j’ai
traversé sans regarder ? Impossible de savoir… Et maintenant me voici à
contempler mon corps étendu sur la chaussée, mes mots pour toi, définitivement
envolés.
Étrange sensation de voir son enveloppe
corporelle inerte et de se sentir aussi bien. En bas tout le monde s’agite,
s’affole autour de ma dépouille. Peut-être ne savent-ils pas encore qu’il est
trop tard, que plus aucun souffle de vie ne s’échappera de ce qui fut
moi ! La seule pensée qui m’obsède est cette lettre que je ne t’écrirai
jamais. J’aimerais bien aller murmurer mon amour au creux de ton cœur, mais je
suis incapable de bouger : c’est un peu comme si un fil invisible me reliait
encore à la vie ici-bas. Il faut probablement attendre que mon corps
refroidisse complètement pour que je parte vers l’au-delà. Pour l’instant tout
est encore à l’état de mystère, mais comme je me sens bien !
Puisque je suis encore prisonnier de
l’attraction terrestre, j’oriente mes pensées vers toi et je te revois te
mettre à la fenêtre le matin et fumer ta première cigarette. À ce moment-là tu
as une nonchalance qui m’émeut aux larmes. De toi, j’aime tout, sauf les
nombreux amants qui défilent et te laissent plus seule que jamais, une fois leur
sale désir rassasié. N’as-tu pas compris que c’est ton corps qu’ils convoitent,
comme une conquête de plus à afficher à leur palmarès ! Parfois certains
reviennent, d’autres s’installent même pour quelques semaines, et te voilà transformée
en femme d’intérieur, à mijoter des petits plats pour ton homme du moment.
Combien de fois t’ai-je vue dans ta cuisine, affairée, à croire que cette fois était
la bonne, et désemparée après cette ébauche de bonheur, car aucune de tes
histoires ne dure jamais très longtemps. Ne t’es-tu jamais rendue compte que tu
les choisis tous façonnés dans le même moule : de beaux bruns athlétiques.
Ne vois-tu pas que ce ne sont pas eux qui pourront te rendre heureuse ?
Alors que moi je suis éperdument amoureux de toi. Je n’ai certes pas un
physique très avantageux – enfin je n’avais, devrais-je plutôt dire, j’ai
encore du mal à parler de moi au passé –, mais j’avais entre les mains toute
une vie à t’offrir. Je t’aurais traitée comme une princesse, de cela tu peux
être certaine. Combien de fois me suis-je retenu pour ne pas venir frapper à ta
porte et t’avouer mon amour !
Tiens, en bas, je crois qu’ils ont
compris qu’il n’y avait plus rien à tenter. Le SAMU m’emporte vers la morgue et
je reste toujours lié à mon corps. J’espère que ça ne va pas durer trop
longtemps, car j’aimerais bien te rendre une dernière visite avant de quitter
définitivement ce monde.
Ma belle, ma douce, mon tendre amour…
Aucune des chansons d’amour sur cette Terre ne serait être à la hauteur de ce
que je ressens pour toi. Peut-être suis-je déjà dans une autre dimension où
plus rien n’a la même résonance.
Ce qui me manquera le plus sera de ne
plus pouvoir t’observer. Tu auras comblé mes deux dernières années, mais tu
auras aussi été ma perte…
Parfois, lorsque tu fumais ta cigarette
à la fenêtre, tes yeux se portaient sur le rideau de ma fenêtre. Derrière mon
téléobjectif, je retenais mon souffle, mais jamais tu ne t’es attardée. De toi
je sais tout, de moi tu ne connais rien. Je t’ai croisée à plusieurs reprises
dans la cour qui réunit nos deux immeubles et mène vers l’entrée principale.
Jamais tu n’as eu le moindre regard vers moi.
J’aurais su t’aimer si tu m’en avais
donné l’occasion…
Ma seule consolation dans la mort est
que tu n’éprouveras aucun chagrin puisque tu ne sais pas qui je suis.
Finalement, cette lettre d’aveux, j’ai
réussi à la formuler.
Le voisin d’en face
Texte © Marie-Laure Bigand - Nouvelle
2 commentaires:
Il y a des moments d'oubli qui sont au seuil de l'immortalité.
Bravo pour ce beau texte.
V. G.
Merci :-)
Enregistrer un commentaire