Deux
euros ! Deux euros viennent de tomber dans le gobelet en plastique qu’elle
tient posé sur ses genoux. Recroquevillée sur un tabouret bas, la vieille dame,
tête baissée, fixe le trottoir, trop honteuse pour regarder les gens dans les
yeux.
Elle
en voit défiler des paires de souliers au cours d’une journée… Rien qu’à leurs
formes, leurs textures, leurs couleurs, elle pourrait décrire la personne qui
les porte ; et au travers de la démarche, elle saurait donner les
principaux traits de caractère. Tout au long de ces années de mendicité elle a
développé un sens aigu de l’observation des pieds.
La
plupart des pieds qui se succèdent sont indifférents à son extrême pauvreté.
Ils sont trop pressés de courir après quelque chose. Pourtant, dans cette ville
qui attire un grand nombre de touristes, elle aurait pensé que les gens
auraient pris le temps de vivre, mais non ! Ils sont pressés de tout
visiter, le plus vite possible… Leur temps est compté.
Elle
se trompe rarement, au rythme des pas, sur les gens qui lui donneront, ou ceux
qui ne la verront même pas. Et puis, il y a ceux qui ralentissent, hésitent un
instant, continuent leur route ou font un pas en arrière pour glisser quelques
centimes dans son gobelet qui se remplit au compte-gouttes. Mais ce qu’elle a
vécu aujourd’hui est une première, jamais encore une personne n’avait rebroussé
chemin après être passée quelques minutes auparavant.
Dès
qu’elle a aperçu pour la seconde fois le bout des chaussures au cuir légèrement
usé, la vieille dame les a reconnues. La jeune femme qui les porte n’était pas
seule tout à l’heure, mais accompagnée d’un groupe d’individus rieurs. La
vieille mendiante avait ressenti son infime hésitation, seulement, emportée par
les autres, elle avait suivi le mouvement. Pourquoi est-elle revenue ?
Lorsque la pièce de deux euros rejoint le fond du gobelet, sous ses yeux reconnaissants,
la vieille dame redresse la tête et murmure un merci ému. La jeune femme lui
adresse à son tour un sourire et un petit signe de la main, avant de repartir
très vite d’où elle vient, sous le regard de la mendiante qui se demande
pourquoi elle a touché cette jeune femme élancée qui se fond déjà dans la lueur
des réverbères éclairant la chaussée.
Quel
aura été le déclic ?
Lucile
est heureuse d’être venue avec son compagnon et quelques amis dans cette belle
capitale, le temps d’un week-end. Une parenthèse pour eux tous, habituellement plongés
dans un quotidien bien rempli ! Après une journée à visiter quelques beaux
édifices, ils se rendent dans un restaurant en centre-ville, détendus, riant de
tout et de rien. Soudain, Lucile aperçoit une vieille dame, les cheveux blancs
tirés en chignon, un châle noir sur ses épaules. Assise sur un tabouret bas,
une longue jupe resserrée autour d’elle, elle tient entre ses mains un gobelet
en plastique, posé sur ses genoux. Elle fixe le sol. En passant devant elle,
Lucile ralentit et la trouve incroyablement belle malgré les rides qui
parsèment son visage. Elle est saisie par la tristesse qui se dégage de toute
sa personne, et pense au roseau qui plie sous la caresse du vent ; la
vieille dame, elle, se courbe sous le poids de la misère… Comment une vieille
dame aussi délicate en est-elle arrivée à mendier dans la rue ? Quelle est
son histoire ? Lucile suit ses compagnons, mais son cœur reste aux côtés
de la vieille mendiante. Pourquoi n’a-t-elle pas eu le réflexe de sortir une
pièce de son porte-monnaie ! Il faut qu’elle y retourne… Des gens qui font
l’aumône, elle en croise chaque jour, et cela l’attriste à chaque fois. Parfois
elle donne une pièce, souvent elle poursuit sa route… Mais là, elle s’en
veut ! Bientôt le groupe s’arrête devant une vitrine aux objets insolites.
Chacun y va de son commentaire. Lucile, sans plus réfléchir, leur dit qu’elle
revient tout de suite et repart en sens inverse, le pas rapide. Elle sort la
seule pièce qui lui reste dans son porte-monnaie, deux euros, et la dépose dans
le gobelet en plastique blanc. Le regard que lui tend alors la vieille dame
contient tant de reconnaissance qu’elle en est bouleversée au plus profond
d’elle. Gênée, elle lui rend son sourire, lui adresse un petit signe, et retourne
rejoindre bien vite ses amis.
Maintenant,
c’est elle qui a honte de ne pas avoir fait davantage…
Texte © Marie-Laure Bigand
2 commentaires:
great writing !
Thank's a lot :-)
Enregistrer un commentaire